Monday, February 06, 2006

Il était une fois, à Bordeaux

Sunday, January 22, 2006

Racines

I. Racines
Elle est là, toute tendue, assise sur ce rebord de lit,
droite comme un arbuste qui voudrait s'élancer vers l'au-delà.
Nicole l'ausculte, tâte son poul, contracte les sourcils :
"le problème vient des racines. Libre à elle de les chercher,
de les retrouver, et puis de s'en accommoder.
Les gens déracinés ne vont nulle part. Ils stagnent.
S'ils ne les récupèrent pas (leurs racines),
ils sombrent dans l'oubli, peu après elles."
Elle franchit la porte d'entrée qui ouvre sur l'appartement de son frère, Alex.
Elle opère une brève inspection,
juste un regard de routine, faussement détaché.
Des photos sont accrochées au mur,
à gauche, un portrait de sa mère - tant mieux,
il a mis la main dessus - et aussi des photos de Laura la blonde,
la femme de sa vie, son ex., peut-être sa future,
si elle revient un jour,
si elle regrette, si elle n'est pas aussi mal conseillée qu'elle,
à qui l'on dit de " ne surtout pas revenir avec son Espagnol..."

Pendant ce temps, il est étendu sur son lit d'hôpital,
les deux chevilles explosées.
Elle a passé le pas de sa porte,
gravi les marches de l'escalier XVIIIème;
ça ne craque pas, ça frotte,
et l'eau qui suinte du mur lui remonte
le long de la colonne vertébrale.

Elle entre à pas de loups,
elle n'est pas chez elle.
Elle ne touche à rien,
ni à la liasse de papiers entassés dans le compotier,
à l'entrée,
ni à la bibliothèque du salon,
ni aux gros sacs poubelle,
bourrés de fringues, posés sur le sol,
dans la chambre.

Elle s'asseoit sur le lit bateau qui fait office de canapé
puis se lève,
fouille un peu la cuisine,
à la recherche d'une bouteille,
d'un paquet de sucreries,
d'une broutille qui soigne du souvenir.
Elle ne trouve rien, repart,
ouvre grand la fenêtre qui donne sur la rue Saint James,
la rue meurtrière où il s'est écrasé, pieds nus,
plongeant dans la nuit noire.



II. Racines
Elle se souvient, il lui a dit : "Gaffe où tu appelles,
pas envie de me retrouver avec une facture de trois heures
pour New York."
Elle arrive de Lisbonne, elle ne connaît pas âme qui vive à New York.

Avec son père, à l'heure du déjeuner,
ils sont partis d'un grand éclat de rire nerveux.
Devant une éclade, servie chez Mamelouk
- nom auquel ils ont rajouté un "k" final
pour que ça sonne plus exotique -
sur l'Ile D'Oléron, ils ont pleuré de rire,
pour une bêtise. Sa belle-mère, Julie,
et le couple d'amis qui les accompagnaient
ont gardé le silence. Solennels.
Ils sentaient bien que quelque chose
ne tournait pas rond dans leur tête,
à tous les deux.
Ça a quand même valu un bon sermon
à son père, en fin de repas,
sur ce qui se faisait et ne se faisait pas
en société mais lui s'est contenté de
régler l'addition, en silence,
sans chercher à se défendre.
Il était en vacances.
Nicole a retourné sa pauvre phrase
dans tous les sens, une toute petite phrase
qu'elle avait laissée échapper
presque sans s'en apercevoir,
à propos d'un restaurant
qui existait depuis vingt ans,
toujours plein à craquer, et où,
un jour, parce que le pain manquait,
on avait été chercher un quignon
dans l'écuelle du chien
pour le servir aux clients.
Nicole avait conclu l'anecdote en ces termes :
"Les gens se plaignent sans cesse
mais les propriétaires, eux, sont contents."


III. Racines
Ce rire, leur rire, lui a subitement laissé entrevoir une racine,
asséchée depuis des millénaires, depuis, surtout, l'interruption
d'une tiers personne dans leur petite famille bancale,
mais bien tranquille au fond,
avec ses règles, ses codes de conduite et sa morale,
comme toute vraie famille qui se respecte.

Ça, c'était la détente,
dix minutes envolées à la terrasse d'un restaurant d'ostréiculteurs,
morceau de rire qui s'évanouissait dans le chenal étroit,
avant de se fondre avec lui, sous les fragiles embarcations
pendues au bout de leurs amarres.

La marée était basse. Le père a continué sur sa lancée et,
riant avec lui, elle s'est revue enfant,
lorsque tous trois s'engouffraient dans la voiture,
en direction de La Rochelle, pour fuir...

Sur la route on chantait : "Marie, trempe ton pain,
Marie, trempe ton pain dans la soupe...!",
histoire de ne pas perdre le contrôle,
de ne pas hurler de toutes ses forces contre l'injustice,
et puis on arrivait au bateau, là même où il faudrait,
une fois de plus, improviser un couchage d'appoint.



IV. Racines
Elle s'intalle dans le petit deux pièces d'Alex.
Juste avant l'accident, elle lui avait écrit
de ne pas déprimer et de regarder ses pieds,
seulement ses pieds, pour avancer,
pas à pas, dans ce désert où l'on a trop tendance
à vouloir s'accroupir pour s'endormir sur place.

En se débarrassant de ses bagages,
elle repense à A. et soudain elle comprend.
Elle compare les deux appartements,
effleure les livres du bout des doigts,
respire à pleins poumons
ces effluves de bois tendre
qui lui font chaud au coeur.

Elle allume une bougie,
plantée sur un chandelier
à quatre branches.

Elle se dit qu'il avait fallu
qu'ils se rencontrent,
qu'ils se déchirent,
et qu'il rechute.

Elle repense à son scénario,
à cette petite phrase qui figurait
en fin de paragraphe,
comme dissimulée derrière un muret,
ces mots qui criaient dans leur coin :
"(...) dans sa valise, il avait accumulé
quelques objets récupérés ça et là
au cours de ses nombreux voyages,
comme s'il avait manqué
de points de référence."

V. Racines
Ils avaient dormi à la belle étoile,
étalés de tout leur long sur une terrasse,
au sommet de cet immeuble de la Ronda San Pedro.
Au loin, on apercevait l'Arc de Triomphe;
à leurs pieds, l'avenue qui dévalait la pente;
à droite, le clocher de la cathédrale
écorchait un nuage et,
pendant que la nuit les bordait
d'une couverture d'étoiles,
ils étaient là, enlacés, en plein vol,
planant sur la cité.

Elle lui avait demandé de hisser son matelas,
des draps, et quelques pulls,
sur le toit.

Les voitures déboulaient de toute part;
des néons blafards grésillaient.
Le toit penchait;
ils pouvaient manquer de déraper ensemble,
à chaque tressaillement ou soupir;
ils se préparaient au plongeon,
celui qui conduisait de l'autre côté de la balustrade.
Mais non, ils s'étaient réveillés,
aveuglés par les feux du mois de mai,
sur ce grill en tôle ondulée.




VI. Racines
Alex était d'une humeur massacrante, à l'hôpital.
On l'avait beaucoup énervé au téléphone,
et on l'énervait encore ce soir...
Et elle de sentir ses larmes insupportables,
toujours prêtes à jaillir quand, au contraire,
il aurait fallu les ravaler sans broncher.
Nicole avait raison; ça ne résistait plus très bien,
là-dedans; un rien et elle s'effondrait.
Un ami appelait ça de l'hyper-émotivité,
lorsqu'il n'y voyait pas une once de parano
saupoudrée d'hystérie.

Alors elle est revenue sur le lieu de son crime.
Elle a envoyé promener tout ce qu'elle chérissait :
les gens, les rues, la plage, la tradition, l'humour et
l'oisiveté de cette ville. Elle s'attache, elle s'enfuit.
Elle refuse de souffrir. Elle a trop peur.


VII. Racines
Quant à J., elle ne voulait plus y songer.
Souffrait-il ?
Avec le chat qui avait bien dû finir
par se faire la malle, lui aussi,
et cet appartement, flambant neuf,
refait, pourvu d'une mezzanine
qu'ils avaient dessinée ensemble
et auquel on pouvait accéder
par quelques marches d'escalier,
et non pas à l'aide d'une vulgaire échelle
dont il ne voulait pas,
parce qu'"une échelle, c'est minable,
on se casse la figure en deux temps,
trois mouvements", et pour laquelle
ils s'étaient disputés des jours entiers.

Elle voulait une échelle
pour faire de sa maison un moulin;
lui s'entêtait sur ses marches.
Elle est partie.
Ils n'avaient pas la même vision du monde;
ils ne pourraient jamais s'entendre,
ni sur le mobilier,
ni sur l'éducation de leurs enfants,
ni sur la façon de mener
leur existence.

Elle se serait enfuie
pour trois marches de trop;
preuve inéluctable
qu'il ne serait jamais l'homme de sa vie.

Pendant qu'elle patinait
sur cette terrasse brûlante,
il a fait construire son escalier;
il a dressé ce monument
aux souvenirs évanouis,
dans la pièce principale;
les deux portes-fenêtres,
ouvertes à tout vent,
sans plus se soucier
du voisinage, calle Unión -
un nom prédestiné en somme...

Oui, la mezzanine et le reste,
tout était dorénavant installé,
et tout servirait à une autre,
désormais.

VIII. Racines
"on ne recolle pas la porcelaine cassée",
lui avait lancé cette femme qui ne s'occupait
que de vignes, de lapins, d'enfants perdus,
et dont elle embrassait la moustache
à défaut de sentir le parfum d'une maman
qui avait disparu.

Et si c'était la seule solution
pour le salut de l'âme ?

Enfoncée dans un vieux fauteuil
couvert de satin rouge décrépi,
dos à la fenêtre,
elle repensait à ses racines.
Elle se disait qu'on les lui avait confisquées,
arrachées, mises en pièce et que,
comble de disgrâce,
ce n'était la faute de personne.

Sa nourrice lui aurait soufflé
d'une voix rauque et rassurante,
entre deux coups d'aspirateur :
"C'est la faute à pas d'chance,
faut faire avec !"


IX. Racines
Les commentaires de L, à propos de l'alcool,
se rapprochaient étrangement de ceux de A.,
au sujet d'une autre saloperie.
Nostalgie.
Nostalgie du bon vieux temps,
quand l'alcool permettait d'aborder les filles
en toute impunité, quand l'ivresse
s'érigeait contre la peur de l'autre,
la peur de soi,
la peur tout court...
Oui, l'alcool, la drogue, le Prozac,
tout y passe, pourvu qu'on ne craque pas,
pourvu qu'on résiste à cette force
qui attire désespérement vers le bas.

Il fallait qu'elle profite de cet arrêt forcé
pour récupérer, elle aussi, ses treize ou
quatorze ans, quand la vie ne dépendait pas encore
ni d'un morceau de tabac ni d'une bière.

À Bordeaux, Alex broie du noir
sur son lit d'hôpital. Elle téléphone à B.
qui est restée à Paris et qui, elle seule,
a compris son départ.
Elle la remercie d'avoir bien voulu
lui commander ce "travail" alors qu'elle était
à l'étranger.
"-Merci d'avoir appelé, lui dit B.
- Merci à vous d'avoir répondu, s'efforce-t-elle de répondre."

Tout est dit. Leur relation se résume à deux phrases.
Elles sont là, toutes deux, comme dans un album de Sempé,
Ames soeurs. Presque toujours trop proches,
si proches qu'elles en deviennent lointaines.

X. Racines
Son père a vraisemblablement hésité
avant d'acheter une nouvelle villa
au bord de la mer. Une villa qui
joue un rôle de maison de vacances :
celle où, avant même de franchir le seuil,
on entend déjà le piaillement des enfants
crapahuter le long de la façade,
et leurs rires, et leurs farces,
et les couverts d'argent qui
carillonnent contre le service
en porcelaine de Limoges.

Devant, derrière et tout autour,
la Gironde se prélasse dans
son lit boueux. Un triangle de toile
blanche se devine à l'horizon.

Les petits grimpent les escaliers
quatre à quatre pour aller chercher une serviette,
un pull, prétexte pour se munir d'une pièce
qui finira secrètement dans la machine à jeux.
"C'est maman qui l'a dit,
c'est pour pas avoir froid après",
suivi de quelques gloussements furtifs.

Elle les voit, comme en rêve,
défiler rapidement devant elle,
la saluer d'un demi-sourire
avant de s'engouffrer par cette porte écaillée
qui plonge sur le jardin.
Le temps n'est pas encore venu.
La villa est déserte. Reste à dresser
un muret pour se mettre à l'abri
des regards indiscrets; arracher
les mauvaises herbes, repeindre,
retapisser, réparer la toiture,
poser les échafaudages,
nettoyer la baraque de fond en comble
et puis...
Ni elle ni Alex n'ont d'enfants;
elle entendra crier ceux des autres.
Elle se contentera de contempler
ce vert d'eau qui envisage de devenir turquoise
en tâchant d'oublier ce qui lui tient à coeur.


XI. Racines
Elle s'acharne à leur répéter
qu'elle ne veut plus jamais remettre
les pieds dans la maison familiale.
Elle a écrit : "Si j'y revenais,
ce serait contrainte et forcée,
à cause d'un nouveau drame."
Paroles en l'air, bien que dans l'air...
Son retour, c'est l'accident d'Alex.
Une histoire idiote, comme toutes
les histoires. Il est tombé de sa fenêtre,
d'un premier étage. Et tout le monde,
de se demander si c'était ou non
volontaire.

En examinant cette fenêtre pour
essayer d'en percer le mystère,
elle ne conçoit pas qu'il ait pu,
ne serait-ce qu'un seul instant,
envisager de se jeter d'un premier étage.

La vérité, c'est qu'il se retrouve
cloué au lit, qu'il râle toute la journée
contre les infirmières, contre les visites,
contre son infortune, contre elle
qui l'insupporte en le forçant
à ouvrir un cadeau qu'on
vient de lui offrir...
Enfin, le soir venu, il l'appelle.
Il lui demande si tout va bien,
si elle ne se sent pas trop seule,
chez lui, dans cette ville qu'elle
connaît à peine et où elle a
finalement décidé de rester
quelques temps,
en attendant que les choses
rentrent dans l'ordre,
si quoi que ce soit peut
encore rentrer dans l'ordre.


XII. Racines
S, un comédien avec qui elle
avait travaillé, lui avait permis d'assister
à une transformation. Grâce à lui, elle
avait vu se dessiner ce personnage
dont ils avaient tant parlé et sur lequel
ils s'entretenaient souvent afin d'en souligner
les moindres contours, les plus petites habitudes,
le plus anodin des comportements. Le personnage
avait pris forme sous ses yeux, il s'était
subitement animé pour vivre pleinement sa vie,
indépendant à toute volonté extérieure.
Magie du théâtre. Chaque phrase,
chaque geste prenait soudain un relief
insoupçonné.

Dans cette petite salle où le public
avait accepté de se serrer sur une
malheureuse estrade, devant
trois tables qui constituaient l'unique
décor du spectacle, confrontée à cette terrasse
de café imaginaire, inspirée des Ramblas,
elle avait gouté à l'ébauche d'une extase.
Elle avait enfin compris la signification
du verbe disfrutar. Elle avait disfruté,
plus encore qu'après avoir achevé
un bon livre ou apprécié un film;
elle avait disfruté plus encore
qu'après un éclat de rire qui
se termine en larmes,
un moment de complicité
ou de certitude; elle avait
disfruté comme on disfrute d'amour...

XIII. Racines
En sortant de l'hôpital, elle flâne,
déambule dans la rue Sainte Catherine,
rejoint la place de la Bourse et rebrousse
chemin vers la place Gambetta. Arrêt forcé
librairie Mollat, à la recherche de ce livre
de Spaunbauer dont lui a parlé S. car il
pourrait faire l'objet selon lui
d'une adaptation théâtrale. Elle se demande
si cet ouvrage est connu en France.
L'employée à qui elle s'adresse comprend
aussitôt et lui propose de le commander.
Elle en profite pour s'assurer qu'ils n'ont
besoin de personne. On lui demande ses
références; elle marmonne. On lui
conseille d'apporter un curriculum vitae,
accompagné d'une lettre de motivation.
Elle repense à A. qui lui avait avoué avoir
piqué dans la caisse d'un libraire
pendant plus de cinq ans...
"Il est malade", commentait L.
Bien sûr, il est malade et vit comme
un professeur à la retraite, enfermé
dans un trou à rat, perché au sixième
étage d'un immeuble archaïque.

Un jour, en Normandie, le dormeur
innocent lui était apparu : un corps délicat,
le bras étiré le long du flanc, la main
vaguement relâchée à hauteur de la taille.
Il était posé là, comme par erreur,
sur un matelas en lin. Elle est restée
longtemps devant lui, fascinée, déconcertée.
La femme qui l'accompagnait alors et qui
pourtant croquait des portraits avec facilité
n'avait pas redressé la tête. Cependant, c'était là,
devant elle, d'une évidence frappante.
Quelque chose de divin flottait sur ce corps
endormi; elle ne l'avait pas vu.

XIV. Racines
Alex aussi dormait lorsqu'elle
est entrée dans sa chambre, la tête
tendrement inclinée sur son épaule
droite, un pied en suspension,
l'autre entouré d'une botte de carton.
Lui aussi dormait de ce sommeil
tranquille qui répare tous les maux,
les traits assagis par l'absence.
Un ange est passé. Les infirmières
n'ont pas tardé à envahir l'espace,
à le sortir de son état de grâce; elles
ont déboulé à grand fracas pour lui demander
s'il avait pris sa température sans même
vérifier s'il était en mesure de répondre.
Il a ouvert les yeux, brusquement; il n'a
pas même feint un regard de surprise, si
habitué qu'il est dorénavant à se réveiller
parmi elles. En l'apercevant, il lui a
cependant demandé si elle était là
depuis longtemps. Elle aurait voulu
le contempler plus longuement, lui
voler un peu de cette paix qui règne
autour de ceux qui, vaincus, trouve
le bonheur dans l'inconscience.
À quoi songeait l'infirmière qui
veillait sur Johnny quand il
partait en guerre ?

L'appartement d'Alex, les rues
et l'hôpital, tel devrait être son parcours
au cours des prochains mois. Elle
s'y tiendrait.

XV. Racines
Son grand-père les embrasse,
les regarde de son air bienveillant et reste seul
dans cette grande bicoque, à mille mille de toute terre...
C'est son fils Henri qui le soigne depuis dix ans.
Il est médecin. Il a perdu sa femme.
Henri père est resté seul avec Henri fils,
lequel a continué à parcourir les champs
limousins pour rendre visite à ses patients
comme si de rien n'était. Chaque matin,
le fils, Henri, entre chez le père, Henri,
et lit le journal en fumant une cigarette.
Ils se tiennent compagnie. Le père
demande un peu pardon d'exister.
Il ne se plaint jamais, répond à toutes
les questions avec une patience admirable.
Il a longtemps lu, longtemps écrit. Dorénavant
il se contente de faire des anagrammes. Il n'a
plus la force de tracer le moindre caractère
mais son sourire n'a rien perdu de sa douceur.
Il est serein, paisible et confiant comme l'est
un homme pieux qui ne parle jamais de sa foi
mais qui abandonne son destin entre les mains
d'un Autre.
Elle l'a observé alors qu'il avalait un demi verre
de bière. Il les remerciait d'avoir eu l'attention
de lui porter des huîtres, ces fruits de mer qui
eux aussi agrémentent un peu ses racines.

XVI. Racines
Le rite des huîtres, la seule tâche
qui fût réservée aux hommes de la maison.
Réunis dans la cuisine, ils ouvraient un cent
d'huîtres en moins de temps qu'il n'en faut
à une cuisinière pour battre une omelette.
Comment oublier ce concert de voix graves
qui accompagnait toujours la besogne
pendant que les femmes s'empressaient
de disposer les assiettes et les petites fourchettes,
sans oublier le beurre, le poivre et le citron
sur la table de la salle-à-manger... Le plat
gigantesque qui trônait bientôt au milieu
de l'assemblée et formait une pyramide
de coquilles remportait alors les plus
vives acclamations.
On piochait dans le plat, chacun son tour,
et les commentaires - toujours les mêmes -
fusaient à qui mieux mieux aux quatre coins
de la pièce. Etaient-elles meilleures que celles
de l'année précédente? Quel numéro ? Du trois,
du quatre ? Elles venaient pourtant de Marennes,
avait-on pris du spécial ? Etaient-elles plus laiteuses?
Ça non, on ne les aimait pas trop laiteuses... Et pendant
qu'on dépeçait l'animal en avalant goulument
son jus de mer citronné, chacun comptait à peu près
en silence. Avait-on droit à douze ? Le calcul n'avait
pas été fait avec précision. Pour qui serait la dernière ?

Repus, aussi satisfaits du repas que de son déroulement,
l'heure en était aux récits des dernières affaires,
celles qui avaient été un peu extraordinaires
et qui méritaient l'attention, comme celle de celui-là,
(toujours anonyme) qui, mécontent du résultat
d'un procès, avait demandé à ce qu'on le recommence.

XVII. Racines
Alex s'est laissé pousser la barbe
et pour tout commentaire, quand on lui
demande les raisons de cette récente lubie,
il répond que cela le distrait, qu'il la taille
chaque matin, que cette coquetterie l'occupe.
A. avait cette manie agaçante de passer
plus de temps qu'elle devant le miroir
de la salle de bains. Ils ne se connaissaient pas.
Au réveil, elle lui avait demandé de lui faire
la lecture. Il s'était levé d'un bond, et puis
il était revenu, les bras chargés de deux ou trois
volumes de poésie. Il avait lu les vers en espagnol,
cette langue qui était sienne.
La première journée se déroulait comme un rêve.
Ils avaient déambulé ensemble, de l'Arc de Triomphe
aux bords de la plage. Il avait commenté
l'architecture, décrit chaque immeuble qu'ils
dépassaient, bercés par le chant des mouettes
qui, dans leur vol, se mêlaient aux pigeons,
au-dessus du Jardin de la Ciutadella.
Sa vie était réglée au millimètre près : il se levait
de bonne heure, allait acheter son journal, prenait
un café au coin de la rue, revenait chez lui, lisait,
regardait un, deux, voire trois films, travaillait
pour des revues et allait être chargé de la rédaction
d'une collection de fascicules consacrés
à l'histoire du cinéma.
Il déjeunait toujours au même endroit, là
où il avait l'habitude de croiser
quelques connaissances... Le soir venu,
il partait à la recherche de cette compagne
imaginaire, sur la plaza Real où elle ne l'avait
jamais rencontré malgré ses escapades
nocturnes aux abords des terrasses.

XVIII. Racines
Elle ne savait que faire en pensant
à J. Il était parti trois jours; elle se retrouvait
dans cette scandaleuse position de femme
presque mariée qui jouit de quelques heures
de liberté auprès de son amant.
Elle aurait voulu qu'il revienne de Madrid
plus calme mais au lieu de cela il était tombé
amoureux d'une adolescente madrilène, déboulait
sûr de lui, satisfait, ne se doutant de rien.
Elle lui confessa son infidélité; il ne la prit pas
au sérieux, convaincu que rien de grave
n'aurait lieu. D'ailleurs, le savait-elle ? il
était atteint d'une hépatite.
Trahison. Première dispute. A ne lui avait
rien dit de cette maladie. "Pourquoi s'arrêter à
ce genre de détail ?" Elle avait tort d'y
accorder tant d'importance; il fallait qu'elle
l'aime plus entièrement, sans se soucier
des risques qu'elle prenait.
C'était fait, les risques étaient pris.

XIX. Racines
Elle ne pouvait s'empêcher de penser
que, quelle que soit la sentence, elle l'aurait
méritée. On ne pouvait pas se permettre le luxe
d'être née idiote sans avoir à en assumer
les conséquences. D'ailleurs, elle s'en fichait.
Elle aurait voulu qu'il se jette à ses pieds pour
lui demander pardon de l'avoir trahie; elle se
moquait éperdument de cette nouvelle tare
que le destin pouvait lui octroyer. Elle voulait
mourir. La démence de J. l'insupportait plus
encore que les risques de maladie qu'elle
encourait. L. planait tout au fond du décor.
Après lui avoir fait une scène de ménage,
il suivait leur histoire d'assez près pour
se permettre les pires sarcasmes dès qu'elle
le revoyait.
Elle était déchiquetée. Qu'en était-il de ces
trois images confondues ? La délicatesse de A.,
l'apparente indifférence de J. et l'ironie de L.
demeuraient, tels trois fantasmes, trois
fantômes qui, malgré la distance, la hantaient
encore à Bordeaux.

XX. Racines
Elle pense qu'il est temps d'oublier
ses amours pour se consacrer à ses racines.
Elle se traîne lamentablement. Cette nuit
elle a encore rêvé d'eux. Après avoir pris
un copieux petit-déjeuner, elle s'est
effondrée sur le grand lit d'Alex et a
poursuivi son rêve. Elle se sent faible,
vidée. Elle se demande si elle n'est pas
en train de couver une quelconque maladie
qui la ronge en douceur et la prive de moyens.
Elle sait qu'elle ne dispose pas
de la sécurité sociale, ni d'aucune autre
couverture. Elle sait que son inconscience
l'a conduite dans les filets de l'ANPE.
Elle ne réalise pas bien ce que ces
grandes initiales sérieuses signifient.
Elle voudrait pouvoir les ignorer; elle
pense qu'elles planent au-dessus
des têtes comme un couperet qui
décime sans compter : jeunes,
vieux, malchanceux ou distraits.
Elle avale un café, puis un autre...
En route pour l'hôpital.

XXI. Racines
"Tu n'es qu'une ratée", voilà
tout ce que son père trouve à
lui dire pour clore ce dîner où
la discussion fut brève mais
violente. Il reprend la route
à 9h31. Elle claque la porte
de sa voiture avec force.
Elle se dit qu'elle aurait dû
garder son calme. Ses insinuations
l'ont mises hors d'elle.
Elle habite Bordeaux depuis
quinze jours, quinze pauvres
jours au cours desquels il
faut bien qu'elle s'adapte,
le plus rapidement possible.
Deux enveloppes aujourd'hui,
l'une portée à une maison d'édition,
l'autre adressée à la librairie Mollat.
Elle se sent anéantie, brisée,
incapable du moindre effort.
Elle a envie de repartir
par monts et par vaux,
comme elle l'a toujours fait.
Elle bredouille que J. lui a
téléphoné, qu'elle ne sait
que faire. Elle se demande
jusqu'à quel point cette explication
est fausse. Les villes tournent
dans sa tête.

Impossible de dormir. Il a réussi
à l'angoisser toute la nuit. Trois
heures du matin. Entre la souris
qui se permet de faire un boucan
d'enfer dans la cuisine et les voisins
qui jouent du tam-tam dans la rue,
sa tête explose et toutes les images
du week end lui reviennent au galop.
Elle palpe nerveusement son foie.
A-t-elle attrapé cette hépatite ?
En essayant de se rendormir, elle
revoit Alex qui, devinant les
préoccupations de son père,
essaie de plaisanter et lui
fait des compliments sur
sa chemise.
Elle a éclaté d'un long rire,
seule dans ce lit, en repensant
à la tête de celui-ci,
complètement déboussolé
devant ses grands enfants.

Ce serait l'histoire d'une
famille à la Garcia Marquez
dont on ne connaît rien
ou presque, ni ce qu'ils
poursuivent avec tant
d'ardeur, ni ce qu'ils
fabriquent entre deux
crises de nerfs.

XXII. Racines
Elle revoit L. qui éclate de rire
à la suite d'une dispute à laquelle
elle coupe court en lui disant sur
un ton fort désagréable qu'il a
toujours raison. Elle rit en pensant
à F., estomaquée, qui lui fait
remarquer un jour qu'elle s'adresse
à elle - supérieure hiérarchique -
d'une façon absolument intolérable.
Elle est tarée. Elle a toujours eu
de la chance. Ce sont toujours
ces gens - ceux-là, et pas les autres -
qu'elle admire mais devant qui elle
refuse de se trahir, qui l'ont comprise
et aidée. Oui, elle rit; elle en a besoin.
Elle revoit aussi ce cinéaste de la
nouvelle vague qui se mord les lèvres
en la dévisageant pendant un entretien
auquel il a accepté de se livrer. Afin
de ne pas perdre un mot de la converation,
elle s'applique frénétiquement sur
son petit cahier d'écolière. Il finit
par sortir un magnétophone d'un tiroir
en lui demandant poliment si ce ne serait
pas plus simple.
Elle voit son amie chinoise, J. et tant
d'autres, rire. Elle repense à cette soirée,
à Barcelone où, accompagnée de A.,
elle avait insulté un groupe d'arabes
qui se battaient dans une ruelle.
Elle les avait encouragés à cogner
plus fort, à s'entretuer. Elle avait
interrompu leur bagarre. Ils s'étaient
unis un instant contre elle puis ils avaient
repris dès qu'elle avait eu le dos tourné.
La bêtise humaine...

XXIII. Racines
Ses racines, Nicole,
elle les a encore égarées.
Un rien suffit pour lui
faire perdre le fil de
sa recherche.
La fuite évite bien
des problèmes. Paris
est la seule ville où l'on
puisse fuir des années
durant en changeant
de quartier et de profession.
C'est le reflet de son image
qu'elle ne supporte pas
d'affronter au coin des
rues. Elle se fuit sans cesse
dans l'espoir d'éviter de
se connaître; elle ne veut
pas risquer de découvrir
un monstre ou une imbécile,
ce qui, somme toute,
revient au même.

Elle ne repartira pas.
Elle ne dormira pas
non plus.La souris
s'empiffre de spaguettis.

XXIV. Racines
Et c'est la trouille
qui revient au galop,
cette trouille insurmontable,
peur de vivre, peur d'affronter
un quotidien réaliste et mesquin.
Elle s'est souvent entourée
de gens plus ou moins
marginaux mais généreux;
l'étroitesse d'esprit la terrifie.
Retrouver la province,
le "qu'en dira-t-on",
le mépris de ceux qui
la jugeront... Elle a peur.
Oui, elle a peur de ne pas
être capable, de ne pas
y arriver; peur de la solitude,
de cette angoisse omniprésente
qui s'installe dès que le mouvement
s'arrête; dès qu'il est question
d'appréhender l'existence
en la regardant droit dans
les yeux, humblement,
sans rêve, sans poésie,
froidement.
Oui, elle a peur de tout
ce qu'elle devra accepter
dorénavant et de tout
ce qui suivra cette
décision, incensée.
L'angoisse...
Elle avait dit à L.
qu'ils étaient nés
avec cette angoisse
au ventre, qu'ils n'y
pouvaient rien; qu'ils
étaient condamnés
à devoir la supporter
jusqu'à leur mort.

XXV. Racines
Il est des images qui s'impriment
à tout jamais dans le cerveau. On
a beau les raconter ou les écrire,
elles refusent de disparaître.
Il y avait cette scène, là,
inoubliable : le marché de
la Boqueria, un matin de 1993.
Un jeune arabe bouscule tout
sur son passage; il essaie
d'échapper aux marchands
qui le coursent et crient,
hurlent "Au voleur!".
Les hommes quittent un à un
leur stand pour se lancer à sa
poursuite.
Il est pris, encerclé. On l'insulte.
Un commerçant basané, de
quelques années son aîné,
se fraie un chemin jusqu'à lui.
Il s'approche d'un air mençant,
le saisit au collet, profère des
injures en arabe et en espagnol.
"Tu me fais honte, gronde-t-il, tu
fais honte à notre pays." Et il lui
administre plusieurs grands coups
sur la tête, de plus en plus fort,
de plus en plus de coups, tant et
si bien que la communauté
espagnole prend peur et cherche
à intervenir en faveur du coupable.
Celui-ci se tait. Il protège sa tête
mais l'autre ne se calme pas et
reprend de plus belle : "Voleur,
sale petit voleur!" et le giffle
encore et encore.
Des marchands tirent leur
collègue par le bras. On décide
d'appeler la police qui ne
tarde pas à arriver d'elle-même
et embarque le jeune Maghrébin.

Ce jour-là, elle pensait que
"porter assistance à une personne
en danger" concernait à la fois
le volé et le voleur, lequel manquait
d'être rossé par son aîné plus
qu'il ne le méritait.

XXVI. Racines
Un nouveau locataire s'est installé
dans la chambre d'Alex.
Il s'appelle Stéphane et a 26 ans.
Défiguré, paraplégique,
il a miraculeusement échappé
à la mort et, comme elle,
passe sans doute son après-midi
sur son ordinateur.

Il dit que la vie est belle.

Il est seul au monde.

Son père est décédé
lorsqu'il avait 17 ans; sa mère
est atteinte d'un cancer généralisé.

Il est allongé, là-bas,
ou assis sur un fauteuil,
devant son écran.
Il fume une cigarette
avec sa demie-bouche.
Il a une voix douce
et calme.

Il appelle Alex de temps
à autre pour lui demander
de lui passer quelque chose
ou de lui arranger elle ne sait
trop quoi sur son lit.

Elle a envie de pleurer.

Ce type écrit son témoignage.

Comment se débrouillera-t-il
par la suite ?

Restera-t-il dans un centre
toute sa vie?

Il a la même voix que Xavi
qui a disparu en demandant
à ce qu'on l'incinère,
qu'on jette ses cendres
dans les toilettes
et qu'on tire la chasse.

Elle se dit : est-ce que
cette vie n'est pas une farce?
Sommes-nous bien réels
et non en caoutchouc
ou en quelque autre
matière qui se détériore
ou s'abîme, tel un vieux jouet.

XXVII. Racines
Elle poursuit la poésie
d'Antonio Machado.
(Caminante, no hay
camino. Se hace el
camino al andar.)
Et puis, en suivant
les traces de Marcelle
Auclair, elle essaiera
d'achever la biographie
de Garcia Lorca.

Soudain, elle a envie
d'aller voir ce théâtre
national; envie d'assister
à des répétitions; envie
de fouler ces vieilles
planches, de renifler
cette odeur de poussière,
d'entendre ces voix qui
clament, déclament, proclament
et se lamentent; envie d'assister
à un chantier sur lequel se débat
un metteur en scène qui cherche,
tâtonne dans le noir, découvre,
oublie ce qu'il a découvert, repart,
tente de s'expliquer.

Elle a envie de se fondre
parmi ces gens, de se rouler
en boule dans un coin de
la scène, de partager ce rituel
qui veut que chacun prenne
sa place, définisse ses marques
sous les projecteurs que l'on
règle.

Elle repense avec nostalgie
à ce temple à émotions.

XXVIII. Racines
Elle repense à Stéphane, défiguré et paraplégique
qui lui confiait la veille qu'il savait qu'il remarcherait
un jour, qu'on le lui avait dit, là-haut, mais qu'il
fallait qu'il en passe d'abord par cette épreuve
de la chaise roulante.
Il a sûrement raison. Elle partage son sentiment.
On s'occupe de lui, là-haut.
La foi de ce jeune homme est
ce qu'il y a de plus important.
Telle une enfant, elle prétend qu'il ne
délire pas, qu'il remarchera même, un jour.

Cette fin de siècle, de millénaire s'attaque
à tout le monde.

Elle repense à ce film, à cette scène,
noyée dans la brume de Sarajevo. Elle
revoit ces musiciens, ces acteurs, des
gens qui passent et se promènent
parce que les jours de brouillard, c'est
la fête! : la guerre s'arrête et Sarajevo
redevient un peu comme avant.
Il y a tant de beauté dans ce film...
Cette première scène parmi les
religieux (intégristes?) qui
brandissent des bougies en chantant
des psaumes et, derrière une rangée
de policiers, une file d'hommes
portant parapluie.
Une femme échappe à l'affrontement;
elle fuit, légère, parapluie ouvert, s'engouffre
dans une ruelle juste avant l'assaut. Tableau.
Il y a encore ce bal familial où les années
défilent à travers l'intervention de quelques
personnages, faisant irruption dans la salle
et sortant en ajoutant une année aux voeux adressés.

Voyage d'Ulysse, de Grèce à Budapest, Bucarest,
Belgrade, Sarajevo... Elle en oublie sans doute. Etait-ce
l'ordre des lieux?

En essayant de rejoindre le théâtre
du Port de la Lune, elle découvre
le quartier Saint-Michel, sa très
belle église et tous ses saints. L'orgue
fonctionne et accompagne son
périple solitaire. Puis c'est l'église
Sainte-croix qui accueille ses pas.
Plus petite, romane, celle-ci
est campée au centre de plusieurs
établissement dits culturels. A droite,
l'école des Beaux-Arts; derrière,
le conservatoire de musique, tout
de vitres fumées; à gauche enfin,
le théâtre du Port de la Lune qui
referme l'arc de cercle.
Elle gravit les marches et croit entendre
la voix de ce directeur et metteur-en-scène
montant Hélène, d'après un texte de Jean
Audureau. Elle songe au nom de cet homme,
à ces quatre sonorités et tente d'imaginer
le visage dissimulé du propriétaire.

XXIX. Racines
Cette nuit, c'est de D. dont elle a rêvé.
Elle s'est réveillée en éclatant de rire.
Il était très riche, installé derrière un
grand bureau et cherchait un papier
parmi d'autres pour le lui montrer,
très fier de lui. Elle lisait. Il était écrit
"Certificat politique et juridique...
de Déblayage" avec une jolie photo
qui montrait un paysage aride ayant
été "déblayé". Et il était si orgueilleux
de lui montrer ce diplôme, le seul
qu'il ait jamais obtenu, qu'elle
éclatait de rire, tant et plus qu'elle
se réveillait.
Il y avait si longtemps qu'elle
n'avait pas éprouvé cette
sensation jouissive de se réveiller
en riant.

Le Salon du Livre traitera
cette année du même thème
que l'université barcelonaise :
"Cinéma et littérature".
Ce sera pour elle l'occasion de
découvrir les oeuvres de Giono
cinéaste.

XXX. Racines

L. lui demandait régulièrement
quels étaient les motifs
qui la fâchaient avec Paris.
Aucun, affirmait-elle
et tous à la fois.
Un code de vie...
Elle n'a jamais pu
s'adapter au parisianisme,
à cette pudeur-froideur
forcenée frôlant si souvent
l'égoïsme et l'indifférence...
C'est tout.
Elle aime la chaleur des
êtres humains, rien à voir
avec la familiarité ou
le manque de politesse;
elle aime les hommes
qui se savent hommes,
donc imparfaits, et qui
au lieu d'en souffrir
et de se replier sur eux-mêmes,
sont en mesure d'ouvrir
leur coeur aux autres.
"Il ne faut pas être au-dessus
des autres mais avec les autres
pour faire de grandes choses"
disait Montaigne, sans qu'elle
soit bien certaine de l'exactitude
de la citation.

Paris, vitrine culturelle mondiale,
ville de tous les plaisirs, dit-on,
et qui ne supporte que les riches...
Paris par laquelle il faut pourtant
être passé pour apprendre à quoi
ressemble la société...

Non, elle ne veut pas y retourner,
en vacances, quelques jours, mais
surtout pas y revivre.


XXXI. Racines

Bordeaux est lovée autour de
son fleuve comme une sangsue
accrochée à sa veine,
la Garonne.
Il est un peu effrayant
de songer à ce qui
suscite une formation
cosmopolite, aux quatre
coins de la terre.
Comme sur un corps
vivant, les hommes
s'agglutinent en des
points stratégiques,
tracent des rues,
construisent des maisons,
s'abreuvent d'eau,
tels des parasites.

Terrible phrase de
ce médecin catalan, J. :
D'abord les dinosaures,
puis les hommes,
et enfin les bactéries...
Des corps de plus en plus
petits.

Une remarque qui la
glace d'effroi.


XXXII. Racines

Elle ignore quel est l'homme
qui a élu les films programmés
dans ce festival, mais elle retrouve
l'esprit qui l'a fait fuir de Paris :
l'existentialisme en puissance...
Visconti et son Innocent
puis Pasolini avec Les mille
et une nuits. C'était lui,
sans doute, qui commentait
le film de Giono, tourné 16 ans
après l'écriture du livre : le crime,
selon lui, fait pour se divertir
dans ce monde ennuyeux...
Et Brel chante. Et elle proteste.
Ces intellectuels sont des raseurs.
Ils emporteront avec eux leur
ennui d'hommes qui n'ont
rien compris, rien apprécié
dans cette vie.
Si les surréalistes opéraient
comme des dictateurs avant
que la Nouvelle Vague s'en mêle,
alors il faudrait faire un balayage
culturel pour échapper à ce
despotisme du désespoir.

On porte un culte à Eustache
et à Rimbaud, on vénère
la noirceur en la nommant
lucidité mais lequel est
le plus lucide entre un Pagnol
et un Pasolini?
La France est devenu
un pays ennuyeux.
À force de célébrer l'ennui,
on n'y fait plus que gémir.
La crise ne semble pas atteindre
ces grands esprits, sinon ils
changeraient de tir,
chercheraient d'autres
horizons...
Bien sûr, ce sont les artistes
populaires qui empoignent
la tristesse à pleines mains
et qui essaient encore
de faire sourire dans ce paysage
affligeant où ils sont
contraints d'avancer.
L'Europe malade
d'une fin de millénaire.

Se perdre dans la Dolce Vita
ou pleurer, tout revient,
semble-t-il, au même.

Elle pourrait s'enivrer ce soir,
elle aussi. Mais non...
Entre un américanisme
aussi primaire que stupide
qui se targue de puritanisme
et de félicité artificielle
et une tragédie sans cesse
renouvelée d'un pays
boursouflé d'égocentrisme
et de nostalgie, il existe,
elle croit, elle espère,
une tranchée creusée
entre les deux fronts, où l'on survit
et où l'on profite encore
d'un peu de joie de vivre,
modestement.

Elle est fatiguée. Elle voudrait
repartir en mer, affronter
cette étendue immense
qui menace et qui berce,
frémir au rythme du soleil,
écouter le ciel qui raisonne
au-dessus de sa tête,
qui respire et qui dort,
dans un bleu paisible.
Mais c'est l'automne et
les premières fraîcheurs
du soir surviennent
après les rayons pâles
d'une belle journée
en Aquitaine.

XXXIII. Racines

Il y a une phrase merveilleuse
dans ce film de Giono,
cette phrase du procureur,
affolé par ce jeune officier
qui se reconnaît dans l'assassin
qu'il traque tout au long du film :
Il s'est reconnu dans l'assassin,
moi aussi je me reconnais
dans l'assassin,
toi aussi, tout le monde
se reconnaît dans l'assassin.
Et alors? La belle affaire!
On a toute la vie pour régler ça.

Oui, on a toute la vie pour régler
ses déséquilibres et ses angoisses,
et non pas à coups de Prozac
et d'anti-dépresseurs qui raient
à jamais l'espoir de surmonter
ses plus vils instincts,
mais en se faisant l'allié
des années qui passent,
qui effacent peu à peu
les traumatismes
si l'on veut s'y pencher
un tant soit peu pour
les considérer
comme de vulgaires
égarements.

L. dit que parfois,
ces substances salvatrices
permettent de vivre
artificiellement
parce qu'il ne reste
plus d'autres solutions
pour se comporter
normalement.

Elle ne sait pas,
elle ne se prononce pas.
Tout est si aléatoire,
si imprévisible,
parfois si beau,
parfois si terrible.
Comme le temps,
comme cette pluie
violente qui s'abattait,
dimanche dernier,
sur la campagne,
autour de la maison de V.

Elle n'a pas le souvenir
d'avoir vu pluie si abondante
se déverser sur un arbre
solitaire,
planté au milieu d'un champ.

De la fenêtre de la chambre de V,
elle a assisté au spectacle
en silence pendant que V. dormait
en essayant de se remettre
d'une crise de foie qui l'avait
prise la veille,
alors qu'elles revenaient
de la Côte sauvage où elles
s'étaient baignées,
en ces derniers jours
de septembre,
ignorant les rafales de vent
qui faisaient virevolter
le cervolant, au-dessus
de l'étendue beige.

La pluie qui dégringole
sur les toits d'une ville
ne ressemble en rien
à cette pluie de campagne.

En sortant de la projection
de L'innocent, des larmes
lui sont montées aux yeux.