| Elle se souvient, il lui a dit : "Gaffe où tu appelles, pas envie de me retrouver avec une facture de trois heures pour New York." Elle arrive de Lisbonne, elle ne connaît pas âme qui vive à New York.
Avec son père, à l'heure du déjeuner, ils sont partis d'un grand éclat de rire nerveux. Devant une éclade, servie chez Mamelouk - nom auquel ils ont rajouté un "k" final pour que ça sonne plus exotique - sur l'Ile D'Oléron, ils ont pleuré de rire, pour une bêtise. Sa belle-mère, Julie, et le couple d'amis qui les accompagnaient ont gardé le silence. Solennels. Ils sentaient bien que quelque chose ne tournait pas rond dans leur tête, à tous les deux. Ça a quand même valu un bon sermon à son père, en fin de repas, sur ce qui se faisait et ne se faisait pas en société mais lui s'est contenté de régler l'addition, en silence, sans chercher à se défendre. Il était en vacances. Nicole a retourné sa pauvre phrase dans tous les sens, une toute petite phrase qu'elle avait laissée échapper presque sans s'en apercevoir, à propos d'un restaurant qui existait depuis vingt ans, toujours plein à craquer, et où, un jour, parce que le pain manquait, on avait été chercher un quignon dans l'écuelle du chien pour le servir aux clients. Nicole avait conclu l'anecdote en ces termes : "Les gens se plaignent sans cesse mais les propriétaires, eux, sont contents."
| Ce rire, leur rire, lui a subitement laissé entrevoir une racine, asséchée depuis des millénaires, depuis, surtout, l'interruption d'une tiers personne dans leur petite famille bancale, mais bien tranquille au fond, avec ses règles, ses codes de conduite et sa morale, comme toute vraie famille qui se respecte.
Ça, c'était la détente, dix minutes envolées à la terrasse d'un restaurant d'ostréiculteurs, morceau de rire qui s'évanouissait dans le chenal étroit, avant de se fondre avec lui, sous les fragiles embarcations pendues au bout de leurs amarres.
La marée était basse. Le père a continué sur sa lancée et, riant avec lui, elle s'est revue enfant, lorsque tous trois s'engouffraient dans la voiture, en direction de La Rochelle, pour fuir...
Sur la route on chantait : "Marie, trempe ton pain, Marie, trempe ton pain dans la soupe...!", histoire de ne pas perdre le contrôle, de ne pas hurler de toutes ses forces contre l'injustice, et puis on arrivait au bateau, là même où il faudrait, une fois de plus, improviser un couchage d'appoint.
| Elle s'intalle dans le petit deux pièces d'Alex. Juste avant l'accident, elle lui avait écrit de ne pas déprimer et de regarder ses pieds, seulement ses pieds, pour avancer, pas à pas, dans ce désert où l'on a trop tendance à vouloir s'accroupir pour s'endormir sur place.
En se débarrassant de ses bagages, elle repense à A. et soudain elle comprend. Elle compare les deux appartements, effleure les livres du bout des doigts, respire à pleins poumons ces effluves de bois tendre qui lui font chaud au coeur.
Elle allume une bougie, plantée sur un chandelier à quatre branches.
Elle se dit qu'il avait fallu qu'ils se rencontrent, qu'ils se déchirent, et qu'il rechute.
Elle repense à son scénario, à cette petite phrase qui figurait en fin de paragraphe, comme dissimulée derrière un muret, ces mots qui criaient dans leur coin : "(...) dans sa valise, il avait accumulé quelques objets récupérés ça et là au cours de ses nombreux voyages, comme s'il avait manqué de points de référence."
Ils avaient dormi à la belle étoile, étalés de tout leur long sur une terrasse, au sommet de cet immeuble de la Ronda San Pedro. Au loin, on apercevait l'Arc de Triomphe; à leurs pieds, l'avenue qui dévalait la pente; à droite, le clocher de la cathédrale écorchait un nuage et, pendant que la nuit les bordait d'une couverture d'étoiles, ils étaient là, enlacés, en plein vol, planant sur la cité.
Elle lui avait demandé de hisser son matelas, des draps, et quelques pulls, sur le toit.
Les voitures déboulaient de toute part; des néons blafards grésillaient. Le toit penchait; ils pouvaient manquer de déraper ensemble, à chaque tressaillement ou soupir; ils se préparaient au plongeon, celui qui conduisait de l'autre côté de la balustrade. Mais non, ils s'étaient réveillés, aveuglés par les feux du mois de mai, sur ce grill en tôle ondulée.
|
Alex était d'une humeur massacrante, à l'hôpital. On l'avait beaucoup énervé au téléphone, et on l'énervait encore ce soir... Et elle de sentir ses larmes insupportables, toujours prêtes à jaillir quand, au contraire, il aurait fallu les ravaler sans broncher. Nicole avait raison; ça ne résistait plus très bien, là-dedans; un rien et elle s'effondrait. Un ami appelait ça de l'hyper-émotivité, lorsqu'il n'y voyait pas une once de parano saupoudrée d'hystérie.
Alors elle est revenue sur le lieu de son crime. Elle a envoyé promener tout ce qu'elle chérissait : les gens, les rues, la plage, la tradition, l'humour et l'oisiveté de cette ville. Elle s'attache, elle s'enfuit. Elle refuse de souffrir. Elle a trop peur.
| Quant à J., elle ne voulait plus y songer. Souffrait-il ? Avec le chat qui avait bien dû finir par se faire la malle, lui aussi, et cet appartement, flambant neuf, refait, pourvu d'une mezzanine qu'ils avaient dessinée ensemble et auquel on pouvait accéder par quelques marches d'escalier, et non pas à l'aide d'une vulgaire échelle dont il ne voulait pas, parce qu'"une échelle, c'est minable, on se casse la figure en deux temps, trois mouvements", et pour laquelle ils s'étaient disputés des jours entiers.
Elle voulait une échelle pour faire de sa maison un moulin; lui s'entêtait sur ses marches. Elle est partie. Ils n'avaient pas la même vision du monde; ils ne pourraient jamais s'entendre, ni sur le mobilier, ni sur l'éducation de leurs enfants, ni sur la façon de mener leur existence.
Elle se serait enfuie pour trois marches de trop; preuve inéluctable qu'il ne serait jamais l'homme de sa vie.
Pendant qu'elle patinait sur cette terrasse brûlante, il a fait construire son escalier; il a dressé ce monument aux souvenirs évanouis, dans la pièce principale; les deux portes-fenêtres, ouvertes à tout vent, sans plus se soucier du voisinage, calle Unión - un nom prédestiné en somme...
Oui, la mezzanine et le reste, tout était dorénavant installé, et tout servirait à une autre, désormais.
"on ne recolle pas la porcelaine cassée", lui avait lancé cette femme qui ne s'occupait que de vignes, de lapins, d'enfants perdus, et dont elle embrassait la moustache à défaut de sentir le parfum d'une maman qui avait disparu.
Et si c'était la seule solution pour le salut de l'âme ?
Enfoncée dans un vieux fauteuil couvert de satin rouge décrépi, dos à la fenêtre, elle repensait à ses racines. Elle se disait qu'on les lui avait confisquées, arrachées, mises en pièce et que, comble de disgrâce, ce n'était la faute de personne.
Sa nourrice lui aurait soufflé d'une voix rauque et rassurante, entre deux coups d'aspirateur : "C'est la faute à pas d'chance, faut faire avec !"
| Les commentaires de L, à propos de l'alcool, se rapprochaient étrangement de ceux de A., au sujet d'une autre saloperie. Nostalgie. Nostalgie du bon vieux temps, quand l'alcool permettait d'aborder les filles en toute impunité, quand l'ivresse s'érigeait contre la peur de l'autre, la peur de soi, la peur tout court... Oui, l'alcool, la drogue, le Prozac, tout y passe, pourvu qu'on ne craque pas, pourvu qu'on résiste à cette force qui attire désespérement vers le bas.
Il fallait qu'elle profite de cet arrêt forcé pour récupérer, elle aussi, ses treize ou quatorze ans, quand la vie ne dépendait pas encore ni d'un morceau de tabac ni d'une bière.
À Bordeaux, Alex broie du noir sur son lit d'hôpital. Elle téléphone à B. qui est restée à Paris et qui, elle seule, a compris son départ. Elle la remercie d'avoir bien voulu lui commander ce "travail" alors qu'elle était à l'étranger. "-Merci d'avoir appelé, lui dit B. - Merci à vous d'avoir répondu, s'efforce-t-elle de répondre."
Tout est dit. Leur relation se résume à deux phrases. Elles sont là, toutes deux, comme dans un album de Sempé, Ames soeurs. Presque toujours trop proches, si proches qu'elles en deviennent lointaines.
Son père a vraisemblablement hésité avant d'acheter une nouvelle villa au bord de la mer. Une villa qui joue un rôle de maison de vacances : celle où, avant même de franchir le seuil, on entend déjà le piaillement des enfants crapahuter le long de la façade, et leurs rires, et leurs farces, et les couverts d'argent qui carillonnent contre le service en porcelaine de Limoges.
Devant, derrière et tout autour, la Gironde se prélasse dans son lit boueux. Un triangle de toile blanche se devine à l'horizon.
Les petits grimpent les escaliers quatre à quatre pour aller chercher une serviette, un pull, prétexte pour se munir d'une pièce qui finira secrètement dans la machine à jeux. "C'est maman qui l'a dit, c'est pour pas avoir froid après", suivi de quelques gloussements furtifs.
Elle les voit, comme en rêve, défiler rapidement devant elle, la saluer d'un demi-sourire avant de s'engouffrer par cette porte écaillée qui plonge sur le jardin. Le temps n'est pas encore venu. La villa est déserte. Reste à dresser un muret pour se mettre à l'abri des regards indiscrets; arracher les mauvaises herbes, repeindre, retapisser, réparer la toiture, poser les échafaudages, nettoyer la baraque de fond en comble et puis... Ni elle ni Alex n'ont d'enfants; elle entendra crier ceux des autres. Elle se contentera de contempler ce vert d'eau qui envisage de devenir turquoise en tâchant d'oublier ce qui lui tient à coeur.
Elle s'acharne à leur répéter qu'elle ne veut plus jamais remettre les pieds dans la maison familiale. Elle a écrit : "Si j'y revenais, ce serait contrainte et forcée, à cause d'un nouveau drame." Paroles en l'air, bien que dans l'air... Son retour, c'est l'accident d'Alex. Une histoire idiote, comme toutes les histoires. Il est tombé de sa fenêtre, d'un premier étage. Et tout le monde, de se demander si c'était ou non volontaire.
En examinant cette fenêtre pour essayer d'en percer le mystère, elle ne conçoit pas qu'il ait pu, ne serait-ce qu'un seul instant, envisager de se jeter d'un premier étage.
La vérité, c'est qu'il se retrouve cloué au lit, qu'il râle toute la journée contre les infirmières, contre les visites, contre son infortune, contre elle qui l'insupporte en le forçant à ouvrir un cadeau qu'on vient de lui offrir... Enfin, le soir venu, il l'appelle. Il lui demande si tout va bien, si elle ne se sent pas trop seule, chez lui, dans cette ville qu'elle connaît à peine et où elle a finalement décidé de rester quelques temps, en attendant que les choses rentrent dans l'ordre, si quoi que ce soit peut encore rentrer dans l'ordre.
| S, un comédien avec qui elle avait travaillé, lui avait permis d'assister à une transformation. Grâce à lui, elle avait vu se dessiner ce personnage dont ils avaient tant parlé et sur lequel ils s'entretenaient souvent afin d'en souligner les moindres contours, les plus petites habitudes, le plus anodin des comportements. Le personnage avait pris forme sous ses yeux, il s'était subitement animé pour vivre pleinement sa vie, indépendant à toute volonté extérieure. Magie du théâtre. Chaque phrase, chaque geste prenait soudain un relief insoupçonné.
Dans cette petite salle où le public avait accepté de se serrer sur une malheureuse estrade, devant trois tables qui constituaient l'unique décor du spectacle, confrontée à cette terrasse de café imaginaire, inspirée des Ramblas, elle avait gouté à l'ébauche d'une extase. Elle avait enfin compris la signification du verbe disfrutar. Elle avait disfruté, plus encore qu'après avoir achevé un bon livre ou apprécié un film; elle avait disfruté plus encore qu'après un éclat de rire qui se termine en larmes, un moment de complicité ou de certitude; elle avait disfruté comme on disfrute d'amour...
En sortant de l'hôpital, elle flâne, déambule dans la rue Sainte Catherine, rejoint la place de la Bourse et rebrousse chemin vers la place Gambetta. Arrêt forcé librairie Mollat, à la recherche de ce livre de Spaunbauer dont lui a parlé S. car il pourrait faire l'objet selon lui d'une adaptation théâtrale. Elle se demande si cet ouvrage est connu en France. L'employée à qui elle s'adresse comprend aussitôt et lui propose de le commander. Elle en profite pour s'assurer qu'ils n'ont besoin de personne. On lui demande ses références; elle marmonne. On lui conseille d'apporter un curriculum vitae, accompagné d'une lettre de motivation. Elle repense à A. qui lui avait avoué avoir piqué dans la caisse d'un libraire pendant plus de cinq ans... "Il est malade", commentait L. Bien sûr, il est malade et vit comme un professeur à la retraite, enfermé dans un trou à rat, perché au sixième étage d'un immeuble archaïque.
Un jour, en Normandie, le dormeur innocent lui était apparu : un corps délicat, le bras étiré le long du flanc, la main vaguement relâchée à hauteur de la taille. Il était posé là, comme par erreur, sur un matelas en lin. Elle est restée longtemps devant lui, fascinée, déconcertée. La femme qui l'accompagnait alors et qui pourtant croquait des portraits avec facilité n'avait pas redressé la tête. Cependant, c'était là, devant elle, d'une évidence frappante. Quelque chose de divin flottait sur ce corps endormi; elle ne l'avait pas vu.
Alex aussi dormait lorsqu'elle est entrée dans sa chambre, la tête tendrement inclinée sur son épaule droite, un pied en suspension, l'autre entouré d'une botte de carton. Lui aussi dormait de ce sommeil tranquille qui répare tous les maux, les traits assagis par l'absence. Un ange est passé. Les infirmières n'ont pas tardé à envahir l'espace, à le sortir de son état de grâce; elles ont déboulé à grand fracas pour lui demander s'il avait pris sa température sans même vérifier s'il était en mesure de répondre. Il a ouvert les yeux, brusquement; il n'a pas même feint un regard de surprise, si habitué qu'il est dorénavant à se réveiller parmi elles. En l'apercevant, il lui a cependant demandé si elle était là depuis longtemps. Elle aurait voulu le contempler plus longuement, lui voler un peu de cette paix qui règne autour de ceux qui, vaincus, trouve le bonheur dans l'inconscience. À quoi songeait l'infirmière qui veillait sur Johnny quand il partait en guerre ?
L'appartement d'Alex, les rues et l'hôpital, tel devrait être son parcours au cours des prochains mois. Elle s'y tiendrait.
Son grand-père les embrasse, les regarde de son air bienveillant et reste seul dans cette grande bicoque, à mille mille de toute terre... C'est son fils Henri qui le soigne depuis dix ans. Il est médecin. Il a perdu sa femme. Henri père est resté seul avec Henri fils, lequel a continué à parcourir les champs limousins pour rendre visite à ses patients comme si de rien n'était. Chaque matin, le fils, Henri, entre chez le père, Henri, et lit le journal en fumant une cigarette. Ils se tiennent compagnie. Le père demande un peu pardon d'exister. Il ne se plaint jamais, répond à toutes les questions avec une patience admirable. Il a longtemps lu, longtemps écrit. Dorénavant il se contente de faire des anagrammes. Il n'a plus la force de tracer le moindre caractère mais son sourire n'a rien perdu de sa douceur. Il est serein, paisible et confiant comme l'est un homme pieux qui ne parle jamais de sa foi mais qui abandonne son destin entre les mains d'un Autre. Elle l'a observé alors qu'il avalait un demi verre de bière. Il les remerciait d'avoir eu l'attention de lui porter des huîtres, ces fruits de mer qui eux aussi agrémentent un peu ses racines.
Le rite des huîtres, la seule tâche qui fût réservée aux hommes de la maison. Réunis dans la cuisine, ils ouvraient un cent d'huîtres en moins de temps qu'il n'en faut à une cuisinière pour battre une omelette. Comment oublier ce concert de voix graves qui accompagnait toujours la besogne pendant que les femmes s'empressaient de disposer les assiettes et les petites fourchettes, sans oublier le beurre, le poivre et le citron sur la table de la salle-à-manger... Le plat gigantesque qui trônait bientôt au milieu de l'assemblée et formait une pyramide de coquilles remportait alors les plus vives acclamations. On piochait dans le plat, chacun son tour, et les commentaires - toujours les mêmes - fusaient à qui mieux mieux aux quatre coins de la pièce. Etaient-elles meilleures que celles de l'année précédente? Quel numéro ? Du trois, du quatre ? Elles venaient pourtant de Marennes, avait-on pris du spécial ? Etaient-elles plus laiteuses? Ça non, on ne les aimait pas trop laiteuses... Et pendant qu'on dépeçait l'animal en avalant goulument son jus de mer citronné, chacun comptait à peu près en silence. Avait-on droit à douze ? Le calcul n'avait pas été fait avec précision. Pour qui serait la dernière ?
Repus, aussi satisfaits du repas que de son déroulement, l'heure en était aux récits des dernières affaires, celles qui avaient été un peu extraordinaires et qui méritaient l'attention, comme celle de celui-là, (toujours anonyme) qui, mécontent du résultat d'un procès, avait demandé à ce qu'on le recommence.
Alex s'est laissé pousser la barbe et pour tout commentaire, quand on lui demande les raisons de cette récente lubie, il répond que cela le distrait, qu'il la taille chaque matin, que cette coquetterie l'occupe. A. avait cette manie agaçante de passer plus de temps qu'elle devant le miroir de la salle de bains. Ils ne se connaissaient pas. Au réveil, elle lui avait demandé de lui faire la lecture. Il s'était levé d'un bond, et puis il était revenu, les bras chargés de deux ou trois volumes de poésie. Il avait lu les vers en espagnol, cette langue qui était sienne. La première journée se déroulait comme un rêve. Ils avaient déambulé ensemble, de l'Arc de Triomphe aux bords de la plage. Il avait commenté l'architecture, décrit chaque immeuble qu'ils dépassaient, bercés par le chant des mouettes qui, dans leur vol, se mêlaient aux pigeons, au-dessus du Jardin de la Ciutadella. Sa vie était réglée au millimètre près : il se levait de bonne heure, allait acheter son journal, prenait un café au coin de la rue, revenait chez lui, lisait, regardait un, deux, voire trois films, travaillait pour des revues et allait être chargé de la rédaction d'une collection de fascicules consacrés à l'histoire du cinéma. Il déjeunait toujours au même endroit, là où il avait l'habitude de croiser quelques connaissances... Le soir venu, il partait à la recherche de cette compagne imaginaire, sur la plaza Real où elle ne l'avait jamais rencontré malgré ses escapades nocturnes aux abords des terrasses.
Elle ne savait que faire en pensant à J. Il était parti trois jours; elle se retrouvait dans cette scandaleuse position de femme presque mariée qui jouit de quelques heures de liberté auprès de son amant. Elle aurait voulu qu'il revienne de Madrid plus calme mais au lieu de cela il était tombé amoureux d'une adolescente madrilène, déboulait sûr de lui, satisfait, ne se doutant de rien. Elle lui confessa son infidélité; il ne la prit pas au sérieux, convaincu que rien de grave n'aurait lieu. D'ailleurs, le savait-elle ? il était atteint d'une hépatite. Trahison. Première dispute. A ne lui avait rien dit de cette maladie. "Pourquoi s'arrêter à ce genre de détail ?" Elle avait tort d'y accorder tant d'importance; il fallait qu'elle l'aime plus entièrement, sans se soucier des risques qu'elle prenait. C'était fait, les risques étaient pris.
Elle ne pouvait s'empêcher de penser que, quelle que soit la sentence, elle l'aurait méritée. On ne pouvait pas se permettre le luxe d'être née idiote sans avoir à en assumer les conséquences. D'ailleurs, elle s'en fichait. Elle aurait voulu qu'il se jette à ses pieds pour lui demander pardon de l'avoir trahie; elle se moquait éperdument de cette nouvelle tare que le destin pouvait lui octroyer. Elle voulait mourir. La démence de J. l'insupportait plus encore que les risques de maladie qu'elle encourait. L. planait tout au fond du décor. Après lui avoir fait une scène de ménage, il suivait leur histoire d'assez près pour se permettre les pires sarcasmes dès qu'elle le revoyait. Elle était déchiquetée. Qu'en était-il de ces trois images confondues ? La délicatesse de A., l'apparente indifférence de J. et l'ironie de L. demeuraient, tels trois fantasmes, trois fantômes qui, malgré la distance, la hantaient encore à Bordeaux.
Elle pense qu'il est temps d'oublier ses amours pour se consacrer à ses racines. Elle se traîne lamentablement. Cette nuit elle a encore rêvé d'eux. Après avoir pris un copieux petit-déjeuner, elle s'est effondrée sur le grand lit d'Alex et a poursuivi son rêve. Elle se sent faible, vidée. Elle se demande si elle n'est pas en train de couver une quelconque maladie qui la ronge en douceur et la prive de moyens. Elle sait qu'elle ne dispose pas de la sécurité sociale, ni d'aucune autre couverture. Elle sait que son inconscience l'a conduite dans les filets de l'ANPE. Elle ne réalise pas bien ce que ces grandes initiales sérieuses signifient. Elle voudrait pouvoir les ignorer; elle pense qu'elles planent au-dessus des têtes comme un couperet qui décime sans compter : jeunes, vieux, malchanceux ou distraits. Elle avale un café, puis un autre... En route pour l'hôpital.
"Tu n'es qu'une ratée", voilà tout ce que son père trouve à lui dire pour clore ce dîner où la discussion fut brève mais violente. Il reprend la route à 9h31. Elle claque la porte de sa voiture avec force. Elle se dit qu'elle aurait dû garder son calme. Ses insinuations l'ont mises hors d'elle. Elle habite Bordeaux depuis quinze jours, quinze pauvres jours au cours desquels il faut bien qu'elle s'adapte, le plus rapidement possible. Deux enveloppes aujourd'hui, l'une portée à une maison d'édition, l'autre adressée à la librairie Mollat. Elle se sent anéantie, brisée, incapable du moindre effort. Elle a envie de repartir par monts et par vaux, comme elle l'a toujours fait. Elle bredouille que J. lui a téléphoné, qu'elle ne sait que faire. Elle se demande jusqu'à quel point cette explication est fausse. Les villes tournent dans sa tête.
Impossible de dormir. Il a réussi à l'angoisser toute la nuit. Trois heures du matin. Entre la souris qui se permet de faire un boucan d'enfer dans la cuisine et les voisins qui jouent du tam-tam dans la rue, sa tête explose et toutes les images du week end lui reviennent au galop. Elle palpe nerveusement son foie. A-t-elle attrapé cette hépatite ? En essayant de se rendormir, elle revoit Alex qui, devinant les préoccupations de son père, essaie de plaisanter et lui fait des compliments sur sa chemise. Elle a éclaté d'un long rire, seule dans ce lit, en repensant à la tête de celui-ci, complètement déboussolé devant ses grands enfants.
Ce serait l'histoire d'une famille à la Garcia Marquez dont on ne connaît rien ou presque, ni ce qu'ils poursuivent avec tant d'ardeur, ni ce qu'ils fabriquent entre deux crises de nerfs.
Elle revoit L. qui éclate de rire à la suite d'une dispute à laquelle elle coupe court en lui disant sur un ton fort désagréable qu'il a toujours raison. Elle rit en pensant à F., estomaquée, qui lui fait remarquer un jour qu'elle s'adresse à elle - supérieure hiérarchique - d'une façon absolument intolérable. Elle est tarée. Elle a toujours eu de la chance. Ce sont toujours ces gens - ceux-là, et pas les autres - qu'elle admire mais devant qui elle refuse de se trahir, qui l'ont comprise et aidée. Oui, elle rit; elle en a besoin. Elle revoit aussi ce cinéaste de la nouvelle vague qui se mord les lèvres en la dévisageant pendant un entretien auquel il a accepté de se livrer. Afin de ne pas perdre un mot de la converation, elle s'applique frénétiquement sur son petit cahier d'écolière. Il finit par sortir un magnétophone d'un tiroir en lui demandant poliment si ce ne serait pas plus simple. Elle voit son amie chinoise, J. et tant d'autres, rire. Elle repense à cette soirée, à Barcelone où, accompagnée de A., elle avait insulté un groupe d'arabes qui se battaient dans une ruelle. Elle les avait encouragés à cogner plus fort, à s'entretuer. Elle avait interrompu leur bagarre. Ils s'étaient unis un instant contre elle puis ils avaient repris dès qu'elle avait eu le dos tourné. La bêtise humaine...
Ses racines, Nicole, elle les a encore égarées. Un rien suffit pour lui faire perdre le fil de sa recherche. La fuite évite bien des problèmes. Paris est la seule ville où l'on puisse fuir des années durant en changeant de quartier et de profession. C'est le reflet de son image qu'elle ne supporte pas d'affronter au coin des rues. Elle se fuit sans cesse dans l'espoir d'éviter de se connaître; elle ne veut pas risquer de découvrir un monstre ou une imbécile, ce qui, somme toute, revient au même.
Elle ne repartira pas. Elle ne dormira pas non plus.La souris s'empiffre de spaguettis.
Et c'est la trouille qui revient au galop, cette trouille insurmontable, peur de vivre, peur d'affronter un quotidien réaliste et mesquin. Elle s'est souvent entourée de gens plus ou moins marginaux mais généreux; l'étroitesse d'esprit la terrifie. Retrouver la province, le "qu'en dira-t-on", le mépris de ceux qui la jugeront... Elle a peur. Oui, elle a peur de ne pas être capable, de ne pas y arriver; peur de la solitude, de cette angoisse omniprésente qui s'installe dès que le mouvement s'arrête; dès qu'il est question d'appréhender l'existence en la regardant droit dans les yeux, humblement, sans rêve, sans poésie, froidement. Oui, elle a peur de tout ce qu'elle devra accepter dorénavant et de tout ce qui suivra cette décision, incensée. L'angoisse... Elle avait dit à L. qu'ils étaient nés avec cette angoisse au ventre, qu'ils n'y pouvaient rien; qu'ils étaient condamnés à devoir la supporter jusqu'à leur mort.
Il est des images qui s'impriment à tout jamais dans le cerveau. On a beau les raconter ou les écrire, elles refusent de disparaître. Il y avait cette scène, là, inoubliable : le marché de la Boqueria, un matin de 1993. Un jeune arabe bouscule tout sur son passage; il essaie d'échapper aux marchands qui le coursent et crient, hurlent "Au voleur!". Les hommes quittent un à un leur stand pour se lancer à sa poursuite. Il est pris, encerclé. On l'insulte. Un commerçant basané, de quelques années son aîné, se fraie un chemin jusqu'à lui. Il s'approche d'un air mençant, le saisit au collet, profère des injures en arabe et en espagnol. "Tu me fais honte, gronde-t-il, tu fais honte à notre pays." Et il lui administre plusieurs grands coups sur la tête, de plus en plus fort, de plus en plus de coups, tant et si bien que la communauté espagnole prend peur et cherche à intervenir en faveur du coupable. Celui-ci se tait. Il protège sa tête mais l'autre ne se calme pas et reprend de plus belle : "Voleur, sale petit voleur!" et le giffle encore et encore. Des marchands tirent leur collègue par le bras. On décide d'appeler la police qui ne tarde pas à arriver d'elle-même et embarque le jeune Maghrébin.
Ce jour-là, elle pensait que "porter assistance à une personne en danger" concernait à la fois le volé et le voleur, lequel manquait d'être rossé par son aîné plus qu'il ne le méritait.
Un nouveau locataire s'est installé dans la chambre d'Alex. Il s'appelle Stéphane et a 26 ans. Défiguré, paraplégique, il a miraculeusement échappé à la mort et, comme elle, passe sans doute son après-midi sur son ordinateur.
Il dit que la vie est belle.
Il est seul au monde.
Son père est décédé lorsqu'il avait 17 ans; sa mère est atteinte d'un cancer généralisé.
Il est allongé, là-bas, ou assis sur un fauteuil, devant son écran. Il fume une cigarette avec sa demie-bouche. Il a une voix douce et calme.
Il appelle Alex de temps à autre pour lui demander de lui passer quelque chose ou de lui arranger elle ne sait trop quoi sur son lit.
Elle a envie de pleurer.
Ce type écrit son témoignage.
Comment se débrouillera-t-il par la suite ?
Restera-t-il dans un centre toute sa vie?
Il a la même voix que Xavi qui a disparu en demandant à ce qu'on l'incinère, qu'on jette ses cendres dans les toilettes et qu'on tire la chasse.
Elle se dit : est-ce que cette vie n'est pas une farce? Sommes-nous bien réels et non en caoutchouc ou en quelque autre matière qui se détériore ou s'abîme, tel un vieux jouet.
Elle poursuit la poésie d'Antonio Machado. (Caminante, no hay camino. Se hace el camino al andar.) Et puis, en suivant les traces de Marcelle Auclair, elle essaiera d'achever la biographie de Garcia Lorca.
Soudain, elle a envie d'aller voir ce théâtre national; envie d'assister à des répétitions; envie de fouler ces vieilles planches, de renifler cette odeur de poussière, d'entendre ces voix qui clament, déclament, proclament et se lamentent; envie d'assister à un chantier sur lequel se débat un metteur en scène qui cherche, tâtonne dans le noir, découvre, oublie ce qu'il a découvert, repart, tente de s'expliquer.
Elle a envie de se fondre parmi ces gens, de se rouler en boule dans un coin de la scène, de partager ce rituel qui veut que chacun prenne sa place, définisse ses marques sous les projecteurs que l'on règle.
Elle repense avec nostalgie à ce temple à émotions.
Elle repense à Stéphane, défiguré et paraplégique qui lui confiait la veille qu'il savait qu'il remarcherait un jour, qu'on le lui avait dit, là-haut, mais qu'il fallait qu'il en passe d'abord par cette épreuve de la chaise roulante. Il a sûrement raison. Elle partage son sentiment. On s'occupe de lui, là-haut. La foi de ce jeune homme est ce qu'il y a de plus important. Telle une enfant, elle prétend qu'il ne délire pas, qu'il remarchera même, un jour.
Cette fin de siècle, de millénaire s'attaque à tout le monde.
Elle repense à ce film, à cette scène, noyée dans la brume de Sarajevo. Elle revoit ces musiciens, ces acteurs, des gens qui passent et se promènent parce que les jours de brouillard, c'est la fête! : la guerre s'arrête et Sarajevo redevient un peu comme avant. Il y a tant de beauté dans ce film... Cette première scène parmi les religieux (intégristes?) qui brandissent des bougies en chantant des psaumes et, derrière une rangée de policiers, une file d'hommes portant parapluie. Une femme échappe à l'affrontement; elle fuit, légère, parapluie ouvert, s'engouffre dans une ruelle juste avant l'assaut. Tableau. Il y a encore ce bal familial où les années défilent à travers l'intervention de quelques personnages, faisant irruption dans la salle et sortant en ajoutant une année aux voeux adressés.
Voyage d'Ulysse, de Grèce à Budapest, Bucarest, Belgrade, Sarajevo... Elle en oublie sans doute. Etait-ce l'ordre des lieux?
En essayant de rejoindre le théâtre du Port de la Lune, elle découvre le quartier Saint-Michel, sa très belle église et tous ses saints. L'orgue fonctionne et accompagne son périple solitaire. Puis c'est l'église Sainte-croix qui accueille ses pas. Plus petite, romane, celle-ci est campée au centre de plusieurs établissement dits culturels. A droite, l'école des Beaux-Arts; derrière, le conservatoire de musique, tout de vitres fumées; à gauche enfin, le théâtre du Port de la Lune qui referme l'arc de cercle. Elle gravit les marches et croit entendre la voix de ce directeur et metteur-en-scène montant Hélène, d'après un texte de Jean Audureau. Elle songe au nom de cet homme, à ces quatre sonorités et tente d'imaginer le visage dissimulé du propriétaire.
Cette nuit, c'est de D. dont elle a rêvé. Elle s'est réveillée en éclatant de rire. Il était très riche, installé derrière un grand bureau et cherchait un papier parmi d'autres pour le lui montrer, très fier de lui. Elle lisait. Il était écrit "Certificat politique et juridique... de Déblayage" avec une jolie photo qui montrait un paysage aride ayant été "déblayé". Et il était si orgueilleux de lui montrer ce diplôme, le seul qu'il ait jamais obtenu, qu'elle éclatait de rire, tant et plus qu'elle se réveillait. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait pas éprouvé cette sensation jouissive de se réveiller en riant.
Le Salon du Livre traitera cette année du même thème que l'université barcelonaise : "Cinéma et littérature". Ce sera pour elle l'occasion de découvrir les oeuvres de Giono cinéaste.
XXX. Racines
L. lui demandait régulièrement quels étaient les motifs qui la fâchaient avec Paris. Aucun, affirmait-elle et tous à la fois. Un code de vie... Elle n'a jamais pu s'adapter au parisianisme, à cette pudeur-froideur forcenée frôlant si souvent l'égoïsme et l'indifférence... C'est tout. Elle aime la chaleur des êtres humains, rien à voir avec la familiarité ou le manque de politesse; elle aime les hommes qui se savent hommes, donc imparfaits, et qui au lieu d'en souffrir et de se replier sur eux-mêmes, sont en mesure d'ouvrir leur coeur aux autres. "Il ne faut pas être au-dessus des autres mais avec les autres pour faire de grandes choses" disait Montaigne, sans qu'elle soit bien certaine de l'exactitude de la citation.
Paris, vitrine culturelle mondiale, ville de tous les plaisirs, dit-on, et qui ne supporte que les riches... Paris par laquelle il faut pourtant être passé pour apprendre à quoi ressemble la société...
Non, elle ne veut pas y retourner, en vacances, quelques jours, mais surtout pas y revivre.
XXXI. Racines Bordeaux est lovée autour de son fleuve comme une sangsue accrochée à sa veine, la Garonne. Il est un peu effrayant de songer à ce qui suscite une formation cosmopolite, aux quatre coins de la terre. Comme sur un corps vivant, les hommes s'agglutinent en des points stratégiques, tracent des rues, construisent des maisons, s'abreuvent d'eau, tels des parasites.
Terrible phrase de ce médecin catalan, J. : D'abord les dinosaures, puis les hommes, et enfin les bactéries... Des corps de plus en plus petits.
Une remarque qui la glace d'effroi.
XXXII. Racines
Elle ignore quel est l'homme qui a élu les films programmés dans ce festival, mais elle retrouve l'esprit qui l'a fait fuir de Paris : l'existentialisme en puissance... Visconti et son Innocent puis Pasolini avec Les mille et une nuits. C'était lui, sans doute, qui commentait le film de Giono, tourné 16 ans après l'écriture du livre : le crime, selon lui, fait pour se divertir dans ce monde ennuyeux... Et Brel chante. Et elle proteste. Ces intellectuels sont des raseurs. Ils emporteront avec eux leur ennui d'hommes qui n'ont rien compris, rien apprécié dans cette vie. Si les surréalistes opéraient comme des dictateurs avant que la Nouvelle Vague s'en mêle, alors il faudrait faire un balayage culturel pour échapper à ce despotisme du désespoir.
On porte un culte à Eustache et à Rimbaud, on vénère la noirceur en la nommant lucidité mais lequel est le plus lucide entre un Pagnol et un Pasolini? La France est devenu un pays ennuyeux. À force de célébrer l'ennui, on n'y fait plus que gémir. La crise ne semble pas atteindre ces grands esprits, sinon ils changeraient de tir, chercheraient d'autres horizons... Bien sûr, ce sont les artistes populaires qui empoignent la tristesse à pleines mains et qui essaient encore de faire sourire dans ce paysage affligeant où ils sont contraints d'avancer. L'Europe malade d'une fin de millénaire.
Se perdre dans la Dolce Vita ou pleurer, tout revient, semble-t-il, au même.
Elle pourrait s'enivrer ce soir, elle aussi. Mais non... Entre un américanisme aussi primaire que stupide qui se targue de puritanisme et de félicité artificielle et une tragédie sans cesse renouvelée d'un pays boursouflé d'égocentrisme et de nostalgie, il existe, elle croit, elle espère, une tranchée creusée entre les deux fronts, où l'on survit et où l'on profite encore d'un peu de joie de vivre, modestement.
Elle est fatiguée. Elle voudrait repartir en mer, affronter cette étendue immense qui menace et qui berce, frémir au rythme du soleil, écouter le ciel qui raisonne au-dessus de sa tête, qui respire et qui dort, dans un bleu paisible. Mais c'est l'automne et les premières fraîcheurs du soir surviennent après les rayons pâles d'une belle journée en Aquitaine.
XXXIII. Racines
Il y a une phrase merveilleuse dans ce film de Giono, cette phrase du procureur, affolé par ce jeune officier qui se reconnaît dans l'assassin qu'il traque tout au long du film : Il s'est reconnu dans l'assassin, moi aussi je me reconnais dans l'assassin, toi aussi, tout le monde se reconnaît dans l'assassin. Et alors? La belle affaire! On a toute la vie pour régler ça.
Oui, on a toute la vie pour régler ses déséquilibres et ses angoisses, et non pas à coups de Prozac et d'anti-dépresseurs qui raient à jamais l'espoir de surmonter ses plus vils instincts, mais en se faisant l'allié des années qui passent, qui effacent peu à peu les traumatismes si l'on veut s'y pencher un tant soit peu pour les considérer comme de vulgaires égarements.
L. dit que parfois, ces substances salvatrices permettent de vivre artificiellement parce qu'il ne reste plus d'autres solutions pour se comporter normalement.
Elle ne sait pas, elle ne se prononce pas. Tout est si aléatoire, si imprévisible, parfois si beau, parfois si terrible. Comme le temps, comme cette pluie violente qui s'abattait, dimanche dernier, sur la campagne, autour de la maison de V.
Elle n'a pas le souvenir d'avoir vu pluie si abondante se déverser sur un arbre solitaire, planté au milieu d'un champ.
De la fenêtre de la chambre de V, elle a assisté au spectacle en silence pendant que V. dormait en essayant de se remettre d'une crise de foie qui l'avait prise la veille, alors qu'elles revenaient de la Côte sauvage où elles s'étaient baignées, en ces derniers jours de septembre, ignorant les rafales de vent qui faisaient virevolter le cervolant, au-dessus de l'étendue beige.
La pluie qui dégringole sur les toits d'une ville ne ressemble en rien à cette pluie de campagne.
En sortant de la projection de L'innocent, des larmes lui sont montées aux yeux.
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